C’est un homme…

 

Tu ne connais pas vraiment le docteur F… tu ne le connais pas, il est difficile de le connaître… est-­ce que je le connaissais moi-même, moi qui ai été si proche de lui ? J’étais envoûté… sous emprise…Tu seras subjugué…  Comme tout le monde… Tout le monde succombe… succombe à quoi ? C’est là que les mots perdent de leur puissance …. Dire l’insaisissable… C’est dans l’entre deux que coule l’insaisissable…  As-tu déjà succombé aux rets de l’homme araignée ? Au fait, je te tutoie bien que je ne te connaisse pas… Ne t’en offusque pas… Mais je te sais seul devant le texte… je te sais seul devant ce qu’il découvre en toi comme je suis seul quand je me découvre par l’écriture…. Je te tutoie pour mettre de la proximité entre nous…  Je voudrais que tu rencontres le docteur F. ici, que tu l’approches… à travers mes mots… pour que mon geste prenne sens à tes yeux… parce que les mots m’ont manqué … pas efficaces… mauvaises réponses … trop mous… ils n’ont pas le pouvoir de la lame d’acier… Le docteur F., une personne complexe ont dit les experts… comme s’il existait des personnes simples…  Moi je dirais brillante, une personne brillante et pathétique… Mais pathétique c’est une vision récente… Je suis sûr que tu meurs d’envie d’en connaître davantage sur ce pervers… C’est ainsi que la presse l’a désigné… Facile pour eux… Un peu d’émotion à peu de frais…Vous vous rendez compte un Monsieur tout ce qu’il y a de respectable ! … Mais moi ? je ne voyais pas de pervers…  Si tu as un peu de curiosité sur la nature humaine, tu seras forcément happé par ce personnage attirant, fascinant par une certaine similitude avec le portrait de Dorian Gray en son apparence … Je l’ai retrouvé par hasard, les hasards du petit écran… il est maintenant un éminent psychiatre… enfin… il était… avant que je n’intervienne… Petit, je croyais qu’il était un dieu… et il me parlait, et il me touchait, et il me caressait, et je me sentais… l’élu… J’étais heureux… Ne sois pas effrayé… je ne souffrais pas … je n’ai jamais souffert… peut­-être tu ne comprends pas … sauf si toi aussi tu as été un élu… c’est facile d’être juge, de prendre parti, de s’indigner, à la lecture d’un texte… quand j’étais petit le docteur F. était magique… il faisait naître le sourire aux lèvres de ma mère, l’éclat dans ses yeux… , et quand mon père en parlait je comprenais que c’était quelqu’un d’important, quelqu’un de bien… dans le quartier il était une référence… Tu vois, ce qui est difficile, c’est de rompre l’unanimité dont il était l’objet…  Qui maintenant s’est retournée contre lui… Puis nous avons déménagé … j’avais sept, huit ans… A quatorze ans je l’ai revu à la télévision… il était toujours aussi beau, élégant, aimable, il intervenait dans une émission pour répondre aux angoisses des parents face à leurs ados incontrôlables… il faisait de l’audience… Max ! Viens voir c’est le docteur F. à la télévision ! … Le sourire de ma mère que je n’avais plus vu depuis longtemps…  Depuis que mon père était parti… Ses yeux pétillants… C’est lui que nous devrions consulter, Max, il pourrait nous aider… Non maman !… Je voulais le retrouver… mais pas comme ça !… Tu pourrais au moins le rencontrer une fois, il te connait, il t’aimait bien… Non maman !… Elle était intarissable… Non maman ! Surtout pas lui !… Surtout pas lui ! … SURTOUT PAS LUI !… Comment dire « surtout pas lui » autrement, pour qu’on entende « surtout – pas – lui », qu’on entende que je voulais par-dessus-tout ne pas dépendre de lui…  me rendre maître de cette relation… Les mots n’ont de force que celle qu’on y écoute… quand on ne veut rien écouter, on n’entend rien… On ne voit pas monter l’écume de la rage… Mais ce n’est pas là où je voulais aller avec toi. Au contraire je voudrais que les mots écrits pour toi, pour moi, aident à la compréhension de qui est le docteur F… Je le revois à la télévision… choc… il me sourit à travers l’écran… Il nous sourit à ma mère et à moi… la scène se répète sans doute dans une multitude d’autres foyers… Combien d’enfants sont troublés par ces yeux gris pleins de bonté… oui, il respire la bonté… tu trouves le mot inadéquat ?… Peut-être ! … un journaliste a écrit qu’il avait un regard de myope… C’est peut-être ce que j’appelle sa bonté…  Nous l’avons revu avec ma mère… à son cabinet… J’ai cédé… Il nous a aidé … Il a proposé à ma mère de me donner des cours particuliers… de me soutenir dans mes études… Je te vois reculer… Non ce n’était plus un problème… J’avais abdiqué… Tu attends trop les signes d’un scandale programmé… Les choses n’arrivent pas toujours comme on les imagine… Il était sincère… Oui vraiment… Ne sois pas sceptique… Je me sentais de nouveau aimé… C’était un bon pédagogue … drôle… cultivé… Un parfait futur beau- père ! m’a dit ma mère radieuse… une bague de fiançailles au doigts… C’est là que tu dois être surpris… comme je l’ai été… « Non ! Ne fais pas ça ! Tu te trompes » m’a-t-il dit alors que du sang rouge, du sang tiède, son sang et mes larmes …